Au cours du 19ème siècle, les Juifs occidentaux ont bénéficié de l’émancipation qui s’est traduite par l’accès à l’éducation et aux professions. Mais deux événements viennent heurter leur conscience : l’affaire de Damas en 1840 avec accusation de meurtre rituel puis l'affaire Mortara en 1858 avec la conversion forcée d’un enfant juif par les autorités religieuses de Bologne.
L’Alliance Israélite Universelle (AIU) est alors créée en 1860 pour sauvegarder le droit humain des Juifs à travers le monde, avec pour devise : Tous les Juifs sont solidaires. Parmi les fondateurs de l'AIU se trouve Charles Netter qui se rend en Palestine en 1867 pour ouvrir une école agricole et permettre aux Juifs locaux d’acquérir une auto-suffisance matérielle. Netter obtient du Sultan une parcelle de terre près de Jaffa. L’école ouvre en 1870 et est nommée Mikvé Israël selon le verset biblique dans Jérémie 14:8 : Espoir d’Israël, Son sauveur en temps de détresse.
Mais Netter avait un autre plan : il ouvre aussi son école aux Juifs désireux de monter en Eretz Israël (les Juifs disent "faire l'aliyah"), loin des discriminations de la Russie tsariste. En fait, Netter était sioniste avant le Sionisme.
La première année, il construit un bâtiment avec une salle de classe, des communs et des logements. En 1870, il a un seul étudiant ! Il avait mis sa propre fortune dans ce projet, et les finances commencent à manquer après les premières années. Coup du sort, ou coup de chance, il tombe de cheval en 1873 et retourne à Paris pour se faire soigner. C'est là qu'il y rencontre le Baron de Rothschild et l’intéresse à son projet d’éduquer les Juifs de la Terre d'Israël pour les rendre autonomes par le biais de l’agriculture. Sans cette rencontre fortuite avec Netter, le Baron ne se serait peut-être jamais intéressé à ce sujet : il fallait la vision de Netter et la philanthropie du Baron pour aider les premiers colons juifs à s'installer durablement.
Jusqu’en 1874, l’école avait formé 120 étudiants qui composèrent le noyau d’agronomes juifs. Mais, qui dit Rothschild, dit vignobles. Mikvé Israël se voit ainsi doter en 1877 d’un enseignement viti-vinicole qui servira à lancer la production de vins à Rishon LeTzion. C’est dans cette même colonie que le drapeau d’Israël et l’hymne Hatikva sont créés un peu plus tard.
Charles Netter meurt à Jaffa en octobre 1882, non sans la satisfaction de voir une vague d’immigrés du BILU s’inscrire à son enseignement : ils faisaient partie de ladite Première Aliya pour laquelle le soutien du Baron a été crucial. Le BILU était un mouvement né dans la Russie tsariste pour encourager les Juifs à "monter" en Terre d'Israël et de développer son agriculture. Le nom BILU (ביל"ו) est l'acronyme du verset Isaïe 2:5 : בֵּית יַעֲקֹב לְכוּ וְנֵלְכָה qui signifie : Maison de Jacob, allons, marchons.
Les succès de l’école s’enchaînent alors. On y apporte des eucalyptus d’Australie pour les étudier ce qui a permis d’assécher les marécages du littoral et développer des terres cultivables pour les colons juifs. Car, à cette époque, les lois ottomanes ne permettaient pas aux Juifs d'acheter d'autres terres que celles dont personne ne voulait, notamment des marécages ou du sable (comme ce fut le cas pour fonder Tel Aviv par exemple). En 1891, l'école accueille un nouveau directeur, agronome réputé : Joseph Niego. En 1893, il donne un tournant industriel à la production de vins. En 1895, il fait aussi construire une synagogue que l’on peut encore admirer.
Mais le 5 janvier 1895, le Paris des Lumières voit la dégradation du capitaine Dreyfus (cliquez ici pour en savoir plus). En tant que journaliste étranger, Herzl y assiste et est choqué de voir surgir un antisémitisme qu'il croyait disparu dans la France qui avait été en faveur de l'émancipation des Juifs cent ans auparavant ! Aussi, lui, juif laïc et assimilé à la culture européenne publie aussitôt un essai, L’État Juif, qui préconise la création d'un foyer national comme solution à l'antisémitisme. Le message de cet essai trouve écho notamment dans les états, comme la Russie, où les Juifs sont ouvertement persécutés. Ainsi le mouvement "sioniste politique" est lancé avec un premier congrès à Bâle en octobre 1897. On parle de "sioniste politique" car le sionisme lui-même, en tant que désir de retourner à Sion (c'est-à-dire dans la terre ancestrale d'Israël et à Jérusalem en particulier) est ancré dans la conscience juive depuis 2000 ans. La Terre d'Israël est cependant encore sous domination ottomane. Herzl tente d’obtenir l’appui de l’empereur Guillaume II pour convaincre le Sultan d’accorder aux Juifs le droit de s’établir en Palestine. C’est à la porte de l'école Mikvé Israël que leur rencontre se déroule en fin octobre 1898 lors du voyage officiel du Kayser en Terre Sainte. Herzl avait fin le voyage pour cette occasion et a laissé de nombreux détails intéressants dans ses mémoires. La rencontre a été immortalisée par un cliché manqué mais sauvé le lendemain grâce à un photo-montage ingénieux.
Selon Herzl, le résultat de cette rencontre a été un échec car, en final, Guillaume ne put convaincre le Sultan. Mais une image vaut mieux que 1000 mots. La photo truquée fut publiée à travers le monde avec pour titre : Herzl en pourparlers avec le Kayser pour fonder son foyer juif. L’échec apparent de 1898 trouvera alors un rebond en 1917 avec la Déclaration Balfour. Car l’Angleterre reprend l’idée d’un foyer national juif et renforce l’espoir bimillénaire d’Israël lors de la Palestine Mandataire.
L’histoire de l’école se poursuit. L’enseignement continua de se faire en français jusqu’en 1918 lorsque le nouveau directeur, Eliyahou Krauze, réussit à convaincre l’Alliance de pratiquer l’enseignement en hébreu. Et Krauze reste en poste pendant plus de 40 ans ! L’école a ainsi formé des générations d’agronomes qui fondèrent les premiers kibboutzim. Ses étudiants s’impliquèrent aussi pendant les deux guerres mondiales et dans la guerre d'Indépendance d'Israël de 1948-1949. Pour celle-ci, la "Davidka" y fut mise au point. C’était une sorte de mortier dont les obus peu efficaces causaient un bruit épouvantable : les Arabes pensaient que les Juifs détenaient la bombe atomique, car Hiroshima était un événement récent dans les esprits !
Le campus de Mikvé Israël héberge aujourd’hui plusieurs écoles dont une qui prépare au BAC français. Une visite s’impose pour les Juifs d’origine francophone car c’est là où le rêve sioniste est devenu réalité, grâce à Netter, et ce avant la Première Aliya, avant Herzl et avant le Congrès Sioniste ! Netter fut le premier à ouvrir la voie. Sur ses lieux, ne manquez pas de vous rendre à sa tombe. Vous pourrez aussi y voir le jardin botanique, le bosquet des premiers eucalyptus, un magnifique Ficus du Bengale planté par Netter, la synagogue, la Davidka et une statue immortalisant la rencontre entre Herzl et Guillaume.
Albert Benhamou
Guide touristique francophone en Israël
Août 2023
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