Une fois encore, l'actualité met en lumière le cas d'un site "français" de Jérusalem. Auparavant il s'était agi du site de Sainte-Anne avec les visites polémiquées de Jacques Chirac et d'Emmanuel Macron, mais cette fois il faut aller au sommet du mont des Oliviers pour trouver de quoi il en retourne. Là-haut se trouve un convent carmélite du nom d'Eléona, autour d'une grotte où, selon une tradition chrétienne, Jésus aurait enseigné à ses disciples la prière du Pater Noster. L'épisode est raconté dans l'Évangile de Luc :
Jésus priait un jour en un certain lieu. Lorsqu'il eut achevé, un de ses disciples lui dit : Seigneur, enseigne-nous à prier, comme Jean (le Baptiste) l'a enseigné à ses disciples. Il leur dit : Quand vous priez, dites : Père ! Que ton nom soit sanctifié ; que ton règne vienne. Donne-nous chaque jour notre pain quotidien. Pardonne-nous nos péchés, car nous aussi nous pardonnons à quiconque nous offense ; et ne nous induis pas en tentation. Etc. (Luc 11)
Pourquoi avoir supposé que le "certain lieu" ait été le mont des Oliviers ? Parce que, dans le chapitre précédent Luc 10, Jésus et ses disciples se trouvaient à Béthanie, là où il a ressuscité Lazare, sur le versant Est du mont des Oliviers. Mais, comme en d'autres occasions, notamment concernant l'année de la naissance de Jésus, l'Évangile de Luc est mis en contradiction avec celui de Matthieu qui, lui, situe l'enseignement de la prière du Pater Noster au mont des Béatitudes (Matthieu 6:9-13).
Le lieu du Mont des Oliviers est cependant le plus répandu dans la tradition chrétienne. D'autant que, dès le 4ème siècle, la reine Hélène, mère chrétienne de l'empereur Constantin, y avait fait construire une église qui était nommée "Eléona" en son honneur. En effet, ce nom rappelle aussi le nom Hélène mais veut aussi dire olive en grec, donc lié au mont des Oliviers.
L'église Eléona avait été l'une des 4 premières églises en Terre Sainte, car leur construction avait débuté après la visite de la reine Hélène vers 326 de notre ère. Les 4 églises devaient représenter les lieux majeurs liés à Jésus. Il s'agissait de l'église de la Nativité à Bethléem, de l'église "Élonei Mamré" dédiée au patriarche Abraham à Hébron (au 4ème siècle, les Byzantins vénéraient le patriarche), l'église de l'Anastasia à Jérusalem (en grec, "Anastasia" signifie résurrection et il s'agissait de l'église avant celle du Saint-Sépulcre), et donc l'église Eléona.
Quel moment de la mission de Jésus sur terre vénérait-on en ce lieu ? Son ascension. Cependant, l'église Eléona ne se trouvait pas au sommet du mont car, sans doute, des contraintes géographiques avaient imposé de la construire en peu en contrebas du sommet. En effet cette grande église était bâtie sur trois niveaux. Et donc, à une époque byzantine ultérieure, on construisit au sommet du mont des Oliviers une petite chapelle pour vénérer l'Ascension qui, selon les évangiles, s'est faite au sommet de ce mont :
Après avoir dit cela, il fut élevé pendant qu'ils le regardaient, et une nuée le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient les regards fixés vers le ciel pendant qu'il s'en allait, voici, deux hommes vêtus de blanc leur apparurent, et dirent : Hommes Galiléens, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus, qui a été enlevé au ciel du milieu de vous, viendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel. Alors ils retournèrent à Jérusalem, de la montagne appelée des oliviers, qui est près de Jérusalem, à la distance d'un chemin de sabbat. (Actes 1:9-12)
Alors que devint l'église Eléona ? C'est sans doute de cette période, lorsque le culte de l'Ascension passa à la chapelle du même nom, que le culte du Pater Noster commença à se développer à l'Eléona, en remplacement en quelque sorte. Son association à la prière enseignée par Jésus date de l'époque médiévale (les premières références connues datent de 1152).
Lors des invasions perses et arabes du début du 7ème siècle, la grande majorité des églises chrétiennes byzantines furent détruites car l'ennemi était l'empire byzantin. Et, depuis lors, on avait perdu l'emplacement exact de l'église Eléona. Quant à la chapelle de l'Ascension, elle fut conservée mais Saladin la transforma en mosquée après sa conquête de Jérusalem en 1187.
Il fallut attendre le 19ème siècle lorsque la princesse de la Tour d'Auvergne, Aurélie de Bossi, a souhaité établir un couvent carmélite au mont des Oliviers. En 1857, elle fait l'acquisition du terrain où se trouve le Pater Noster d'aujourd'hui et débute les travaux en 1868. Ceci avait été rendu possible car, après la guerre de Crimée (1853-1856), l'empire ottoman avait accepté de faire des concessions aux nations chrétiennes à la suite du soutien qu'elles lui avaient procuré dans sa guerre contre la Russie tsariste. Lors des travaux de construction du couvent, on découvre des mosaïques byzantines et surtout la grotte qui aurait été le lieu où Jésus enseigna le Pater Noster. Le couvent carmélite est achevé en 1872 mais, avant de pouvoir poursuivre son plan de construire aussi une grande église dédiée au Pater Noster, et sans doute ses affaires ruinées par la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Aurélie de Bossi meurt à Florence en 1889. Dans son testament, elle fit don du site à la nation française, espérant que les travaux de construction seront poursuivis. En France, on venait d'achever la construction du Sacré-Coeur à Paris pour expier les crimes de la population de Paris lors de la Commune.
En 1910, lors des travaux de fondation de l'église souhaitée par Aurélie de Bossi, on découvre les vestiges de l'église Eléona. Mais intervient ensuite la guerre de 1914-1918. Après cette hécatombe humaine, plutôt que de subventionner la construction d'une église du Pater Noster, les nations endeuillées financèrent ensemble la construction de l'église de Gethsémani, aussi appelée église de toutes les nations, pour expier les morts causées par la Grande Guerre. Et donc, la poursuite de la construction du Pater Noster a de nouveau été ralentie et fut définitivement abandonné en 1927.
En 1957, le cercueil d'Aurélie de Bossi est déposé dans le couvent sous un gisant. Le cœur de son père repose aussi dans une urne à ses côtés.
Maintenant venons-en à la controverse causée en novembre 2024 par l'intervention de la police israélienne sur le lieu du Pater Noster. Cette controverse tient à la perception que le Pater Noster est un "territoire" français. Le drapeau tricolore y flotte d'ailleurs. Or il s'agit d'un "domaine" français. Selon les lois internationales, un "territoire" est un espace géographique où le pays possesseur est souverain : par exemple un consulat, une ambassade. Mais un "domaine" est un patrimoine, historique, religieux ou autre, où la souveraineté ne s'applique pas. Notamment, en cas d'intervention sécuritaire, c'est le pays hôte, et non le propriétaire du "domaine", qui a en charge la sécurité. Il est donc légitime pour la police israélienne d'assurer la sécurité d'une visite sur un "domaine", bien entendu en coopération avec les services de sécurité étrangers qui sont attachés à cette visite. On voit d'ailleurs, quand c'est nécessaire, des policiers israéliens armés se rendre au mont du Temple et, plus rarement, au Saint Sépulcre (pour protéger une délégation notamment comme ce fut le cas au Pater Noster). Les visiteurs des "domaines français" à Jérusalem croient faussement se trouver en "territoire français", ce qui n'est pas le cas. Pour lever l'ambiguïté, le mieux serait sans doute de supprimer le drapeau français qui flotte habituellement sur ces "domaines" patrimoniaux.
Et la France n'avait même pas de "protectorat" sur les sites religieux français pendant l'empire ottoman, et, évidemment, n'avait pas non plus de souveraineté sur ces lieux. Le rôle de la France était d'en être le pays "protecteur". Cependant même si l'on considérait qu'il y avait eu protectorat pendant l'empire ottoman, celui-ci a été aboli le 25 avril 1920 lors de la conférence de San Remo qui a défini le cadre des mandats respectifs britannique sur la Palestine et français sur la Syrie et Mésopotamie (ce qui permettra à la France de créer le Liban, ponctionné sur la Syrie, pour protéger les intérêts chrétiens maronites là-bas). Le procès-verbal de cette conférence précise ainsi :
Il a été convenu –
(a) D’accepter les termes de l’article des Mandats tels qu’ils figurent ci-dessous en ce qui concerne la Palestine, étant entendu qu’un engagement de la Puissance mandataire a été inséré dans le procès-verbal selon lequel cela n’impliquerait pas la renonciation aux droits dont jouissaient jusqu’alors les communautés non juives en Palestine ; cet engagement ne visait pas la question du protectorat religieux de la France, qui avait été réglée plus tôt dans l’après-midi précédent par l’engagement pris par le Gouvernement français de reconnaître la fin de ce protectorat.
Et, pour lever toute ambiguïté, et compte tenu que des "capitulations" avaient été obtenues de la part de la Sublime Porte déjà du temps de la monarchie en France, ces capitulations ont été elles aussi abolies par le Traité de Lausanne du 24 juillet 1923. Ce traité mettait un terme final au conflit contre la Turquie par l'article 28 :
Les Hautes Parties contractantes déclarent accepter, chacune en ce qui la concerne, l'abolition complète des Capitulations en Turquie à tous les points de vue. (Source: SDN/ONU, lien ici)
Il n'y a donc plus ambiguïté possible : les domaines français de Jérusalem ne sont aujourd'hui ni des capitulations, ni des protectorats, ni des territoires français, et seuls la police et services sécuritaires israéliens peuvent y opérer si besoin, notamment lors de la protection nécessaire de visites diplomatiques. Certains vont rétorquer que la France ne reconnait pas de souveraineté israélienne sur Jérusalem. C'est vrai mais, dans ce cas, la France considère Israël comme pouvoir "occupant" à Jérusalem, tout comme la Jordanie était occupant entre 1948 et 1967 et envers laquelle aucun "incident" diplomatique n'avait eu lieu. En tout état de cause, l'administration et la sécurité sont du ressort du pouvoir occupant (comme la France avait occupé une partie de l'Allemagne après 1918) dans l'attente d'un règlement final d'un conflit.
Toute cette affaire n'a été qu'une tempête (surtout médiatique) dans un verre d'eau et ne doit pas empêcher le moins du monde les visiteurs de ce lieu de venir se recueillir dans ce havre de paix où figurent dans de nombreuses langues et patois régionaux la célèbre prière du Pater Noster.
Albert Benhamou
Guide Touristique Francophone en Israël
Novembre 2024
Source : Maître Michel Calvo, Docteur en droit des Organisations et des Relations Économiques Internationales
Pater Noster, Eléona, domaines français de Jérusalem
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